➺ (kaidan) sully, lieutenant ✤ turning your head to see a new day calling

Frottant ses mains l'une contre l'autre, fébrilement, résistant contre l'envie persistante de se ronger les ongles parfois jusqu'au sang, Sully regardait par la fenêtre depuis ce qui lui semblait être une éternité, le bleu du ciel lui semblant moins fade que la veille, les nuages plus cotonneux, le vent plus vif ... Demain, deamin, demain. Ce mot raisonne dans sa tête, se cogne contre les parois de son crâne, semble vouloir plus de place qu'on ne lui en donne, se sent à l'étroit dans cet esprit encore un peu anesthésié, sans doute. « Lieutenant Morgenstern ? » Le ton insistant du médecin l'avait brusquement sorti de ses pensées, et avec un mélange de méfiance et d'agacement il avait reporté son attention sur lui, sans rien répondre cependant ; Il n'avait pas entendu la question, pas cherché à écouter, de toute façon. « Vous êtes inquiet, je me trompe ? » Une lueur presque mauvaise était passée dans les yeux du soldat, de qui se foutait cet imbécile au juste ? Six mois qu'il ne côtoyait rien d'autre que des médecins et des militaires, six mois qu'il ne savait pas s'il était malade ou s'il était simplement devenu fou, qu'il ne savait pas quelle était la vraie raison pour laquelle on l'avait empêché de contacter ne serait-ce que sa mère, ou Alexis, simplement pour dire C'est moi, je suis vivant. « C'est normal, vous savez. La journée qui vous attend demain sera sans doute éprouvante. Mais le collègue que j'ai contacté pour vous sera disponible en permanence pour vous aider. » Brusquement, Sully s'était levé. Debout face à cet homme qu'il avait fini par exécrer pour sa façon de lui parler comme on s'adressait à un animal dont on craignait le coup de canine, il avait fait craquer chacune de ses phalange, l'une après l'autre, avec soin. « Vous voulez dire pour veiller à ce que les propos d'un lieutenant instable ne dépassent pas sa pensée, et ne fassent aucune vague de nature à importuner ceux qui laissent les autres se salir les mains ? » Rictus d'ironie, un sourire presque moqueur s'était étiré sur le visage encore marqué du soldat. Marqué par les mois de privation, de stress, de crainte. Quittant le fauteuil sur lequel il s'était installé au début de l'entretien Sully avait rejoint la fenêtre par laquelle semblait fuir toute son attention, et posé ses doigts contre la vitre. Une vitre, c'était tout ce qui le séparait encore de cette vie qu'il avait quitté deux ans plus tôt et cru ne jamais retrouver, une mince épaisseur de verre qui lui faisait la sensation d'être la dernière de ses prisons, une prison dans laquelle il avait enfin servi son temps. « Vous faites pas de souci. J'ai passé assez de temps ici, j'ai appris ma leçon. »

✤ ✤ ✤

Sully n'avait jamais aimé l'avion. Et pourtant, celui dans lequel il se trouvait actuellement n'avait rien à voir avec les appareils militaires au confort inexistant et aux installations spartiates ; Assis dans un siège confortable et les nuages défilant près de son visage par le hublot il goûtait au confort de l'avion affrétée pour sa personne. Mais il n'aimait pas cela, et malgré le stress, malgré son cœur tambourinant tellement fort dans sa poitrine que ses oreilles en bourdonnaient, il avait fermé les yeux. Respirant par le nez, aussi lentement qu'il s'en sentait capable, il tentait de rester maitre de ses émotions, et finalement il avait sombré dans un sommeil troublé ...

Dix-huit, puis un virage en épingle, vingt-sept, une surface plane, une route ? Non, un pont, six secondes et le retour du terrain accidenté, du sable, de la terre, de la poussière. Trente-et un ... ou quarante et un ? Il ne sait plus, il a beau tenter de se concentrer il n'y parvient plus, lui qui a toujours été mis en avant pour son sang froid est en train de perdre les pédales, et le sac de toile sur sa tête lui donne la sensation de suffoquer. Comme tous les soldats américains il a suivi une formation pour ce genre de situation, il est conscient de ce qui lui arrive et il sait qu'en l'espace de quelques secondes ses chances de survivre dans cet enfer sont passées de moindres à quasi-inexistantes. Les otages ne sont qu'une monnaie d'échange et le gouvernement d'Obama ne négocie pas plus avec les terroristes que celui de Bush fils. Il va mourir, sans doute, il va mourir et sa mère et Alexis devront faire face à ce qu'elles redoutent le plus au monde ... il est désolé, désolé, mais il ne regrette rien. L'armée a toujours été une vocation, une évidence, une seconde famille à laquelle il a consacré chaque seconde de sa vie durant ces huit dernières années, et s'il doit mourir sur ces terres ennemies ce sera en étant fier d'y avoir servi sous les ordres de cette patrie qu'il aime tant. Il ne sait pas encore que son cauchemar ne fait que débuter, que vont s'enchaîner les privations, les menaces, les humiliations ... Le retour de flamme de ce que le gouvernement américain a fait subir durant des années aux prisonniers de Guantanamo, le prix à payer pour ces américains qui ont réclamé la tête de Ben Laden dix ans plus tôt et l'ont enfin obtenu quelques semaines plus tôt. Tu vas payer pour toute leur haine des américains, voilà ce qui lui était passé par la tête tandis que le véhicule dans lequel il était ballotté depuis des heures s'immobilisait enfin. Il a à peine eut le temps de réaliser ce qui lui arrive qu'on le tire alors violemment hors du véhicule et le précipite sur le sol brûlant et poussiéreux, le visage toujours coincé dans ce sac de toile, ses mains et es genoux s'écorchant contre les cailloux dans sa chute, la plaie à peine cicatrisée de son abdomen recommençant à brûler.

C'était loin d'être le pire de ses souvenirs, mais pourtant c'était celui qui revenait inlassablement dès qu'il tâchait de trouver le sommeil. Et comme à chaque fois c'était cette douleur à l'abdomen qui le réveillait en sursaut, pour réaliser qu'il n'était plus en Afghanistan, que la vallée de la Kapisa était loin derrière lui, et que cette blessure ne laissait désormais plus que la trace rosée d'une cicatrice juste sous la cage thoracique. C'était le souvenir de ce moment où il avait complètement perdu pied, où il avait compris que du statut de soldat il était passé à celui d'otage, et définitivement perdu tout contrôle de ce qui lui arrivait. Perdre le contrôle, c'était la première chose dont il se souvenait de l’événement qui avait changé le reste de sa vie. Et aujourd'hui, dans cet avion, il s'apprêtait à changer à nouveau ; Soldat, otage, à nouveau soldat, et maintenant réformé. Il avait été recasé dans une des unités de la police new-yorkaise, une piètre compensation pour lui qui n'envisageait pas sa vie autrement que dans l'armée des Etats-Unis. La brigade des stupéfiants ne l'intéressait même pas tant que ça, et il avait d'ores et déjà décidé que quand viendrait son heure il serait le premier à demander un transfert vers la lutte anti-terrorisme. Un moyen comme un autre de prendre sa revanche.

✤ ✤ ✤

Il tremblait tellement qu'il failli louper la première marche de l'escalier descendant jusqu'au tarmac. Ici pas de descente en grande pompe, pas de dizaines de personne attendant son retour, pas de journalistes avides d'en savoir plus sur ce retour inattendu ... Non, tout cela c'était bon pour la télévision. Mais lui n'avait d'yeux que pour elle, son cœur battant si fort qu'il sentait vibrer tout son corps, et si il avait descendu les premières marches avec précaution il avait dévalé les dernières avec précipitations, lâchant sur le tarmac son sac à dos au moment où le visage ruisselant de larmes sa mère se jetait à son cou. « Mon fils, mon Kaidan, mon fils ... » Kaidan. Il n'avait pas entendu ce prénom depuis si longtemps, que ce simple son lui donna des frissons sur tout le corps. Ce prénom c'était presque son secret, c'était sa famille, c'était sa mère, c'était Alexis ... « C'est fini maman, c'est fini. » Il mit quelques secondes à réaliser qu'il pleurait lui aussi, que s'il n'y prenait pas garde tout ce qu'il retenait depuis des semaines risquait de prendre le dessus. Serrant si fort sa mère dans ses bras qu'il aurait pu l'étouffer, le visage enfoui dans sa nuque tandis qu'elle lui murmurait des mots qu'il comprenait à peine pour l'instant mais qui au fil du temps resteraient gravés dans son esprit, il avait pour la première fois depuis sa libération la sensation que la vie avait de nouveau un sens « Je suis là, je suis vivant, c'est fini. C'est fini. » Ces mots murmurés pour la rassurer sans doute les disait-il pour tenter de s'en persuader lui aussi. Pour des raisons classées secret défense, selon les dires de ses supérieurs, la mère de Sully n'avait été prévenue du retour de ce fils qu'elle pensait mort que trois jours plus tôt. Comme la mère de bon nombre d'autres soldats elle avait enterré son fils avec les honneurs militaires, elle avait pleuré sur cette bannière étoilée que lui avait remis un haut-gradé ayant servi avec Sully ... Et désormais elle le serrait dans ses bras, elle tenait une chance que peu de personnes imaginaient possible. « C'est fini ... » avait-il une fois encore répété « ... je vous laisserai plus Alexis et toi, c'est fini. »

Il lui avait fallu encore quelques secondes pour réaliser. Alexis n'était pas là, seule sa mère attendait son retour sur le tarmac de cet aéroport militaire, seule sa mère était venue voir de ses propres yeux que le fils qu'elle avait cru mort était vivant. Et à l'euphorie des premiers instants, à l'émotion de retrouver celle qui l'avait élevée toute seule et en avait un homme bien, un homme droit, avait cédé le désarroi pour Sully de comprendre que la femme de sa vie ne l'était peut-être plus. Qu'au beau milieu de tout ce qu'il avait perdu durant ces années de détention il avait peut-être perdu le plus important ...